Quatre menuisiers et l’arithmétique du monde

Dans quel monde professionnel voulons-nous vivre?

 

 

Arithmétique et monde de l’entreprise… on pense tout de suite feuilles Excel, chiffre d’affaire, marges, finances, dividendes, contrôle de gestion, bénéfices bref, les aspects de l’entreprise qui me donnent envie de me mettre aux abonnés absents et de m’emmener promener dans la forêt… Mais il existe une mathématique de l’entreprise plus savoureuse et plus génératrice de sens et de bon sens. C’est Thomas Labrégère qui nous la propose.

 

Dans quel monde professionnel voulons-nous vivre?

 

 

Thomas Labrégère, ingénieur RH et observateur de l’entreprise

Je suis ravie d’accueillir Thomas Labrégère sur Ithaque! Vous le savez, je ne suis pas toujours tendre avec les RH, mais reconnaissons-le, on en rencontre de remarquables. Parmi eux il y a donc Thomas. J’apprécie son analyse fine, le regard intelligent et critique qu’il porte sur le monde de l’entreprise et qu’il rapporte avec de l’humour et de la plume, ce qui rend ses écrits aussi savoureux que nourrissants.

thomas labregere

Ingénieur de formation, Thomas s’est rapidement orienté vers les métiers des Ressources humaines et notamment vers les thématiques de compétences et de formation. Persuadé que les nouvelles technologies vont révolutionner la fonction RH et notre façon de penser le travail, il est un observateur de toutes les innovations dans ce domaine, en France et dans le monde.
Curieux de tout, Geek de la première heure, passionné de technologies web, il aime unifier toutes les facettes de son profil atypique :

  • Ses compétences techniques et ses connaissances métier.
  • Ses centres d’intérêts : Gestion de projet, PNL, conduite du changement.

Formé au métier de formateur, il propose des formations innovantes basées sur une autre de ses passions, le théâtre d’improvisation, qu’il pratique et enseigne depuis 10 ans. Son site: la Boîte RH

Et il nous propose de nous intéresser à l’arithmétique de l’entreprise….

 

 

 

4 MENUISIERS…

 

 

Ce matin j’ai vu passer un tweet en buvant mon café.

 

arithmétique du monde

 

Un tweetos poste une question que sa fille a eu en devoir…

Une question anodine tweetée comme ça, pour la blague. Moi-même étant dans un état semi comateux de sortie de grasse’ mat du samedi, je me suis prêté au jeu.

Assez rapidement il m’est apparu que la question était posée de manière assez ambiguë.

Si on part du principe qu’un menuisier est capable de fabriquer une table du début à la fin, la question revient à dire qu’un menuisier peut fabriquer 1 table en 4 jours, et donc pourra fabriquer 5 tables en 20 jours.

La réponse est alors 4.

 

Or, la question n’est pas posée de cette manière. Elle parle de 4 menuisiers pour fabriquer 4 tables.

On peut alors imaginer que l’atelier de menuiserie est ordonnancé en ateliers selon une répartition taylorienne du travail. Disons par exemple qu’un ouvrier est dédié à la découpe du bois, un autre au collage, un troisième au ponçage et le dernier à la peinture.

Notez bien le décalage de vocabulaire employé, nous sommes passés de « menuisier » à « ouvrier »…

Dans cette configuration, la réponse inclue dès lors que quel que soit le nombre de tables à fabriquer, il faudra un minimum de 4 ouvriers-menuisiers pour les fabriquer.

 

 

Poussons un peu le raisonnement…

 

Cette  organisation du travail sous-entend qu’un ouvrier ne puisse fabriquer de manière autonome une table.

  • Que se passe-t-il si l’un des ouvriers est absent pendant la période ? Les autres sont-ils formés à le remplacer sur son poste ?
  • Dès lors, l’indicateur de rentabilité n’est plus individuel mais collectif : le rendement de l’équipe est soumis au rendement de chacun des membres sur son poste de travail. Est-ce un facteur de tension ? l’ouvrier a-t-il l’impression d’être évalué sur sa compétence et la qualité de son travail ? A-t-il l’impression d’avoir une latitude et une autonomie satisfaisante dans la réalisation du produit ? Son degré d’exigence sur le produit fini est-il pris en compte ?
  • Comment mesure-t-on la performance de l’individu ?
  • Les taches le long de la chaîne de travail sont-elle équivalentes en termes de savoir-faire ?
  • Les risques d’accidents ou de contacts avec des produits chimiques sont-ils pris en compte de manière équitable ?
  • Si l’ouvrier à la découpe perd sa main, comment pourra-t-on continuer à l’intégrer dans l’équipe ?

 

Entre dans le fil de la tweet-line la question suivante :

 

temps-de-travail

 

La question du temps de travail est donc posée et oui, elle entre dans l’équation.

Si on réduit le temps de travail des ouvriers, faudra-t-il plus d’ouvriers pour fabriquer la même quantité de tables dans le même délai  ou les ouvriers seront-il obligés de faire des heures supplémentaires ?

 

 

Poussons un peu le raisonnement…

 

Nos menuisiers ne sont pas les seuls à fabriquer des tables, il semble donc évident qu’il va falloir trouver des moyens de fabriquer des tables plus attirantes que les autres.

On peut jouer sur la qualité, nos tables sont meilleures que les autres. Cela implique que nos menuisiers soient bien formés, que l’outil de travail soit de très bonne qualité et efficacement organisé et qu’enfin, la table fabriquée ai été bien pensée. Tout cela a un coût évidement.

Et justement puisque nous arrivons au coût, le second levier pour se démarquer de nos concurrents va être d’abaisser le coût de fabrication pour une qualité égale, ou même de réduire le coût au maximum pour une qualité à peine convenable.

  • 4 menuisiers mettent 4 jours à fabriquer 4 tables.
  • 3 menuisiers pourraient-ils le faire ? On gagnerait le salaire d’un menuisier.
  • Peuvent-ils fabriquer 4 tables en trois jours ?
  • Peut-on trouver des menuisiers moins chers ?

 

ouvriers-chinois

 

 

Poussons un peu le raisonnement…

 

Je ré-énonce la question :

Combien de menuisiers seront nécessaires pour fabriquer 20 tables?

Pourquoi 20 tables ? La question élude un point qui est pourtant important : De combien de tables a-t-on besoin ?

Sans se poser cette question, on fait l’hypothèse qu’il y aura toujours un besoin en tables, de plus en plus de tables, or la logique élémentaire nous indique que non, à un moment tous les clients potentiels auront une table. Il faudra donc trouver des moyens de les faire renouveler leur table.

 

Plusieurs solutions :

Créer un nouveau besoin en expliquant au client que leur table n’est plus assez bien pour eux et qu’ils ont besoin de la table avec un nouveau « design » et beaucoup plus pratique.

On peut également  compter sur le fait que les tables ne vont pas durer éternellement et qu’il faudra les remplacer quand elles seront cassées ou abîmées.  De là à imaginer que si on fabrique des tables de moins bonne qualité dès le départ, on s’assure du travail pendant une plus longue période.

Nous pourrions donc poser la question de façon différente : Combien de jours de travail seront nécessaires à 4 menuisiers pour que le besoin en tables soit comblé ? Marrant qu’on ne se pose JAMAIS la question dans ce sens-là…

 

 

Poussons un peu le raisonnement…

 

Pour réaliser les tables, il faut du bois. Or le bois est une  ressource qui a un impact direct sur l’environnement. Il convient donc de se poser la question :

Quelle quantité de bois est nécessaire aux menuisiers pour fabriquer 20 tables ? 

Posons qu’il faille 1 arbre pour fabriquer une table (oui c’est probablement assez peu exact mais c’est plus simple pour le calcul).

Or, il y a un moyen de fabriquer 2 tables dans un arbre, mais cela demande 2 jours au lieu d’1… est-ce que le gain en ressource est rentable au vu du temps passé en plus ?

Si non, est-ce qu’il ne serait tout de même pas préférable de passer ce temps supplémentaire pour préserver la ressource bois au détriment de la rentabilité?

 

 

L’arithmétique du monde expliquée aux enfants.

 

Voyez, cette question en apparence anodine de prime abord m’en a amené une ribambelle d’autres. Des questions sur l’organisation du travail, sur le sens du travail,  sur le partage du temps de travail, sur l’évaluation du travail, les risques physiques et psycho sociaux du travail, sur le système de surconsommation et de croissance à tout prix, sur l’obsolescence programmée, les délocalisations, la perte d’emploi, la responsabilité vis-à-vis de l’environnement…

Ce sont des questions un peu complexes à poser à une enfant. Pour autant, lorsque l’on pose la question de cette manière, on pose toutes les autres qui en découlent implicitement. Et les réponses que nous apportons à ces questions façonnent le monde dans lequel nous vivons et que nous léguons à nos enfants.

Ces questions, il est de notre responsabilité de nous les poser et d’y répondre en conscience.

Après réflexion donc, ma réponse (un peu sentencieuse j’en conviens) à « Combien de menuisiers faut-il pour fabriquer 20 tables en 20 jours » est : 

 

« CA DÉPEND DU MONDE DANS LEQUEL

NOUS SOUHAITONS VIVRE »

 

J’espère qu’en tant que parents, nous aurons tous un jour l’occasion d’expliquer cela à nos enfants. Car finalement, ce sont eux qui grandiront dans le monde que nous leur léguons et qui, à leur tour, auront à apporter leurs propres réponses.

 

Et vous, dans quel monde voulez-vous vivre?

Quelle arithmétique voudriez-vous voir dans nos entreprise?

 

 

 

Vous pouvez retrouver Thomas sur:

 

 

 

1 Comment

  • David dit :

    Voilà un billet qui met de bien belle façon en lumière une arithmétique que j’ai très bien connu lorsque je dirigeais une équipe de production (dans le monde IT), avec le souci de l’humain, du sens et la volonté de résoudre en équilibriste une équation souvent paradoxale ! Mon expérience me conduit à la conclusion qu’il est très difficile d’atteindre une situation satisfaisante sans avoir le pouvoir de prendre des décisions structurantes qui très souvent se prenne au plus au niveau.

    Quelque soit son degré d’influence, nous pouvons malgré tout faire quelque chose pour influer sur des choix plus écologiques. Est-ce suffisant ? Pas toujours et là chacun se posera (ou non) la question que tu poses “comment souhaitons-nous vivre et vers où souhaitons nous aller pour nos enfants ?”.

    Pour ma part je sais que j’avais un degré d’influence important et que j’ai infléchi de nombreux aspects, mais au final mes choix étaient très contraints et extrêmement énergivore pour moi. Au fur et à mesure de la croissance de l’entreprise, l’actionnariat externe a augmenté et la logique de rentabilité à court terme est devenu de plus en plus pregnante. J’ai donc fait un choix, quitter l’entreprise, qui me permette d’être en accord avec ma vision du monde que je souhaite participer à construire. Je crois qu’il y a là un des éléments au coeur des problématique d’engagement au travail pour tous les salariés.

    La personnalité, la vision et conviction du dirigeant d’entreprise est pour beaucoup mais sa marge manoeuvre est souvent intimement liée à la structure du capital et à son propre statut. Le dirigeant aussi doit se poser la question “Dans quel monde je souhaite vivre ?” ce qui revient pour lui à se demander “Quel risque je suis prêt à prendre pour porter une vision qui dépasse la dimension financière prédominante ?”. Ce qui au final nous ramène à la question de la raison d’être de l’entreprise, au delà de l’objectif légitime d’être profitable (mais qui doit être questionné : ça veut dire quoi être profitable ? Est-ce seulement financier ? Est-ce que la rétention des talents n’est pas profitable ? Est-ce que le bien-être au travail n’est pas profitable ? etc…)

    Pour revenir à un exemple concret, je me souviens avoir assisté à une intervention d’Emmanuel DRUON en avril dernier, PDG de Pocheco et auteur «Le syndrome du poisson-lune, un manifeste d’antimanagement». Voilà un dirigeant qui a bien compris l’arithmétique du monde de l’entreprise et les choix qu’il est possible de faire tout en étant compétitif et profitable. Il a redressé une entreprise en difficulté, restauré un climat social positif, modifié le processus de production en le rendant écologique et tout cela a été profitable sur un marché en récession.

    Ce que je retiens avant tout de son discours c’est la notion d’écolonomie et son credo « Il est plus économique de produire de manière écologique » comprend une vision large de l’environnement et de l’écologie (l’environnement humain en fait partie).
    Pour ceux qui voudraient approfondir, il a publié d’ailleurs un autre ouvrage “Écolonomies: Entreprendre et produire autrement” (Pearson, 2012).

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